10.05 > 28.05

Maloya, pour un esclave ressuscité

installation de Serge Pey

Salle : Chapelle des Carmélites, 1 rue du Périgord (Toulouse)

Tarifs : entrée libre

Horaire : 10h-12h30 / 14h à 18h

« Mourir une fois on le supporte, mourir deux fois est intolérable »

Proverbe malgache

 

 

Une chapelle, fut-elle désacralisée, reste pour moi un engagement et un respect pour ceux qui ont cru et pratiqué à leur manière le message chrétien. Ainsi cette chapelle des Carmélites résonne encore pour moi des chants de celles qui ont suivi les pas d’une des plus grandes poétesses de l’Espagne : Teresa d’Avila.

Les croyants se sont toujours divisés en deux camps : un qui se range au milieu des complices de ceux qui ont cloué Jésus et qui prennent plaisir à sa torture sans rien comprendre à sa résurrection, et le camp de ceux qui déclouent le Christ de cette croix. La vraie résurrection est dans leur camp, celle de la libération.

Les Christ sur les croix sont toujours parmi nous.

Les dessins et l’installation que j’ai effectués dans cette chapelle sont ainsi des Christ noirs. Des hommes et des femmes torturés durant des générations. La barbarie dont ils furent l’objet est la marque honteuse de la mémoire occidentale. Les corps de femmes et d’hommes que j’ai dessinés sur le sol de cette chapelle sont ainsi des corps mutilés et torturés.

La statue de papier et d’adhésif siégeant devant l’autel est celle d’un Christ noir dont le corps saigne encore bardé de pansements adhésifs.

La statue de parpaing, à l’entrée de l’église, rappelle le châtiment infligé par les propriétaires aux esclaves en fuite récupérés. Ces derniers torturés dans des raffinements extrêmes voulaient souvent se suicider. Pour ce, ils s’empoisonnaient, en mangeant de la terre. Les propriétaires pour les en empêcher liaient sur leur visage un masque de métal leur permettant uniquement de respirer et de se nourrir par aspiration. Cette mangeoire de cheval qui ouvre cette exposition fait écho symboliquement à ce châtiment. Mais aussi les clous, la pince de bois et le piège à renard.

Les êtres dessinés sur le sol sont donc les corps de quelques millions de Christ noirs dispersés dans la mémoire de l’exploitation. Les mains noires qui surgissent de terre sont les signes de leur espérance et donc de la notre.

Le Christianisme fut la religion des esclaves de l’antiquité contre leur patron, qui bientôt détournèrent cette religion pour en faire une religion d’État au service de l’oppression Jamais je n’oublierai que les premiers chrétiens choisirent l’instrument de torture des esclaves de l’Empire romain comme symbole de leur mémoire et de leur libération.

Le mannequin devant l’autel est un esclave debout, c’est-à-dire un Christ ressuscité.

Ce travail est donc une prière.

 

 

ESCLAVAGE DANS L’OCÉAN INDIEN

Les fleuves sont fous, crazy, verrückten, passi, locus. Ils sont locos. Les fleuves se révoltent. Au nom de la mémoire pour construire le présent incertain de l’humanité, les artistes sont aussi des archéologues. Brecht nous le dit : « On parle souvent de la violence d’un fleuve en crue, mais pas celle des berges qui les enserrent. » Ainsi les fleuves sont fous parce que les berges qui les contiennent sont folles. Si la libération est une folie, les prisons dans lesquelles on emprisonne les hommes, sont des barbaries appelant des poésies de barbelé.

 

La spécificité de l’esclavage dans l’Océan indien, et en général dans le monde, se déploie dans le contexte monstrueux de l’accumulation primitive du capital. On mesure encore mal les conséquences de l’esclavage sur l’Afrique contemporaine et sur le développement « miraculeux » de l’Occident. Des millions de femme et d’hommes ont été déportés et exportés dans des camps de concentration au nom de la rentabilité et du commerce occidental.

 

Depuis le Ve siècle, des cargaisons d’esclaves noirs sont acheminées en Asie et dans le Monde arabe par les navigateurs indonésiens, arabes et indiens, trouvant un nouveau profit dans ce commerce lucratif. Durant des siècles des razzias sur villages africains côtiers, alimentées en esclaves par les tribus africaines en guerre vendaient les prisonniers aux négriers de l’époque précoloniale. Les jeunes femmes, particulièrement recherchées pour alimenter les harems représentaient un produit de qualité négocié à des prix forts par les négriers arabes. Mais, c’est avec l’arrivée des Européens que le système esclavagiste s’est massifié et devient un commerce impitoyable et rationnel.

 

L’agriculture coloniale se développant dans les îles de l’océan Indien nécessite le déplacement d’une main-d’œuvre réclamée par les colons européens. Celle-ci aurait pu venir d’Europe où la pauvreté des populations et la croissance démographique provoquaient des crises sociales et politiques. Mais les Compagnie des Indes préféreront évidemment puiser dans les réservoirs de l’esclavage, trouvant de nombreux avantages économiques, et la tranquillité d’une exploitation absolue et gratuite, sans contestation sociale.

Quatre millions de personnes seront déportées d’Afrique vers Madagascar, les Comores et les îles Mascareignes du début du XVIII à la fin du XIX siècle !

 

La législation honteuse européenne du Code Noir donne aux esclaves un statut juridique inhumain. L’esclave est un objet selon la loi, mais devient un sujet pénalement responsable s’il porte atteinte à l’ordre colonial. Les résistances, marronnages et autres révoltes sont sévèrement réprimées avec toute l’horreur et le savoir-faire de la terreur que font preuve les possédants.

 

La grande Révolution française interdit l’esclavage dans une alliance entre les révolutionnaires français et les esclaves debout des colonies. Retenons cette date : 16 pluviôse an II de la Révolution ou 4 février 1794. Mais ceci fut encore provisoire, les possédants bourgeois avec la contre-révolution napoléonienne rétablirent l’esclavage. Par la suite, les forces monarchistes, évidemment alliées aux propriétaires monstrueux des plantations confirmèrent sa légalité. Il faudra encore convoquer d’autres révolutions, pour qu’elle soit de nouveau abolie.

La domination idéologique des anciennes oligarchies esclavagistes perdure cependant : « la fêt Kaf » qui commémore l’abolition de l’esclavage en 1848 dans l’ancienne colonie française de Bourbon, devenue La Réunion en 1848, n’est pas reconnue ni autorisée par les autorités. Il faut attendre le mandat du président de La République François Mitterrand pour que la date de l’abolition de l’esclavage dans les anciennes colonies françaises devienne un jour férié par décret, en 1982, un an après l’élection présidentielle. J’ai toujours été stupéfait de la pérennité logique et la mauvaise foi (aux deux sens du terme) des classes dirigeantes et de leurs descendants qui n’ont jamais accepté la suppression de l’esclavage.

 

Le combat contre l’esclavage reste d’actualité

Jouons tragiquement avec les mots : les esclaves sont nos escales et nos enclaves.

 

 

L’ILE DE TROMELIN

Cette exposition est aussi un hommage aux esclaves de l’ile française de Tromelin. À travers mes dessins j’évoque l’odyssée terrible, parmi d’autres milliers d’odyssées, des esclaves de cette île. En 1761 un navire de la Compagnie des Indes partit pour l’ile Maurice et fit naufrage au large de Madagascar. Les armateurs abandonnèrent dans un complet dénuement les hommes sur cet ilot abandonné et sans arbre durant quinze ans. C’est les mains noires des survivants ici qui m’aidèrent à dessiner.

 

 

LES DESSINS

Je réalisai ce travail à genoux ou à plat ventre sur le sol, comme un serpent ou un mort échappé de sa tombe. Chaque trait fut souvent une douleur.

Parfois je me retournais et couché sur le dos, je contemplais le plafond de la chapelle. Je regardais les nuages et les anges traversant les quintessences, et au loin Saint Thérèse qui montait au ciel avec les anges.

Allongé sur ce sol ensanglanté, accompagné des fantômes des esclaves noirs qui tenaient mon crayon pour dessiner leurs corps morcelés, je restais ainsi de longs moments à penser à ceux qui sur les échafaudages serraient aussi leurs pinceaux, qui du haut de mon ciel intérieur me regardaient dessiner des êtres « mal dessinés » puisque qu’un esclave reste un être sans âme même si parfois on lui en attribue une provisoire.

C’est sous le regard des tableaux de Jean-Baptiste Despax réalisés entre 1747-1751, placés sur les murs de la nef reprenant les thèmes de l’ordre des Carmes, que les fantômes des femmes et des hommes réduits en esclavage aiguisèrent mes crayons noirs et rouges. Je songeais encore à ces carmélites, ces femmes venues de Bordeaux, ville qui fit sa fortune dans le commerce triangulaire et la vente des esclaves. Certaines dans cette chapelle prièrent-elles pour ces Christ étouffant dans les cales des bateaux de leur ville d’origine ?

Plus particulièrement, il me sembla que parfois le prophète Élie accompagna mes gestes d’artistes, comme quand il fit descendre le feu du ciel sur l’holocauste, ainsi qu’Élisée ressuscitant le fils de la Sunamite.

Au-dessus de moi, peinte à l’huile sur un enduit, l’Apothéose de Sainte Thérèse parfois me soulagea les bras. Mais aussi Sainte Cécile, la patronne des musiciens à qui je fis entendre la musique du Maloya.

De part et d’autre de la chapelle des fenêtres hautes ont été peintes des vertus théologales et contemplatives recommandées par l’Ordre. Je me dis que ces vertus appliquées par les propriétaires très catholiques des plantations ont servi à l’envers à accompagner la déchéance de l’humanité, la torture et la barbarie de l’exploitation. Ainsi parfois j’ai eu un dialogue théologique interrogatif avec Saint Thérèse dont j’apprécie au demeurant, particulièrement l’engagement, la foi et le courage mystique, souvent détournés.

 

 

LE MALOYA

Pour accompagner cette exposition, et pour entendre la musique des opprimés, j’ai choisi quelques extraits de Maloya. Dans cette salle qui retentit jadis des cantiques des carmélites un autre chant d’amour devait retentir. Cette musique poignante est une voix de la résistance des esclaves.

Cette exposition est une mise en image de la musique.

C’est au fil de l’histoire réunionnaise et à l’intérieur du champ musical insulaire, que s’est affirmé le Maloya. Émanation des couches créoles défavorisées, ce genre musical lié au culte des ancêtres afro-malgaches est parvenu à occuper un espace unique : conjointement à l’émergence d’un contre-pouvoir politique, il a la particularité d’insister sur la permanence d’une situation sociale jugée inique dont les racines sont à trouver dans l’esclavage.

Véhicule implicite d’éléments culturels ordinairement tus, le maloya permet de mieux comprendre le vécu d’une partie des Réunionnais et de mieux saisir la façon dont est actualisé un héritage problématique au sein d’une société partagée entre la réhabilitation des origines et l’ancrage dans la modernité occidentale.

Le maloya, genre musical principalement associé aux Kaf, c’est-à-dire à la composante afro-malgache de la population réunionnaise, est lié à l’esclavage dans les représentations insulaires.

La commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage, appelée tour à tour « Vingt décembre », « Fèt kaf », « Fèt Réunionnaise de la liberté », consiste d’ailleurs essentiellement à interpréter publiquement cet art.

Le maloya, comme parole, musique, danse, mais aussi pratique religieuse avec son passé esclavagiste ne cesse de poser des questions de mémoire à l’ensemble de l’humanité.

 

 

TÊTES ET MAINS

Je pensais que le diable avait dirigé depuis longtemps la foi totalitaire de l’Occident. Être chrétiens s’était avant tout décloué le Christ de la croix, et non le reclouer sans cesse avec des bourreaux psychopathes. Une preuve de christianisme est de casser les croix.

Avec Chiara Mulas j’ai choisi la symbolique des mains noires, qui poussant depuis la terre des morts, allaient saisir l’espérance dans cette église où les carmélites jadis priaient.

Pendant que je faisais les dessins, elle fabriqua les mains qui allaient parsemer mon travail et larda de papier le mannequin symbolisant un esclave noir ressuscité. Dans sa solitude énigmatique de carton il évoque tous ceux dont le corps fut martyrisé. J’ai fixé un piège à rats sur son visage pour rappeler comment les patrons et les propriétaires occidentaux des plantations avait réduit l’idée de l’être humain.

Les propriétaires d’esclaves ont été des monstres. Un artiste ainsi doit parfois pratiquer un art monstrueux.

À chaque nerf, à chaque muscle que je traçais je pensais à ces hommes et à ces femmes arrachés de leurs terres, traités comme du bétail d’abattoir, puis martyrisés.

Ces corps de femmes et d’hommes noirs dans cette chapelle sont celui du Christ torturé.

 

 

RIO LOCO

Quand Hervé Bordier me proposa de participer à Rio Loco dans le cadre de l’espace de l’Océan indien et de travailler sur le thème de l’esclavage, j’acceptais pour plusieurs raisons. D’abord en souvenir du happening que j’organisais au début des années 80 lors des rencontres internationales de poésie que je venais de fonder. J’avais alors invité les poètes du monde entier à venir avec une bouteille d’eau prélevée à une source ou un puits de leur pays, et venir la mélanger aux eaux historiques de notre fleuve. C’est ainsi qu’un de mes premiers rituels de poésie se réalisa sur les quais de la Garonne, en bas de la Daurade.

Les eaux du monde sont celles de la poésie.

C’est avec la mémoire de cette eau que je dessinais cet hommage de mémoire pour les esclaves de l’Océan Indien.

La poésie est toujours folle, mais elle porte notre espérance. Elle est plus raisonnable que celle de nos marchés, qui gèrent les nouveaux esclaves de notre temps.

C’est aussi ici dans cette église que je commençais à réciter mes poèmes il y a longtemps, avec des tomates, en compagnie de Michel Raji.

Le fantôme de Saartje Baartman, la Vénus hottentote, dont je célébrais la mémoire en 2009 aux Abattoirs, est présente devant la porte de ce temple.

 

Rio Loco, dans mon oreille d’oiseau s’entend aussi comme Rio Logos. Non uniquement une gesticulation de la musique, mais une fraternité des paroles qui se sont échappées d’elle, comme dans le rythme d’une conscience sonore.

 

Le festival Rio Loco est héritier de cette geste de la poésie.

Distribution

Serge Pey : poète, platicien

Chiara Mulas : poète, plasticienne

 

 

 


Dans le cadre du festival Rio Loco